mercredi 21 mai 2008

Il ne faut pas avoir peur de l'Iran!

Publié dans Le Monde du 3 Mai 2008, par Bernard Hourcade, directeur de recherches au CNRS, spécialiste du monde iranien.

L'Iran n'a pu exporter sa révolution islamique, mais garde une capacité de nuisance, au Sud-Liban avec le Hezbollah, en Irak ou ailleurs. En réalité, l'Iran est faible. Il crie d'autant plus fort, comme Ahmadinejad, qu'il veut "détruire Israël" qu'il sait qu'il n'en a pas la capacité. Téhéran sait qu'il ne peut rien régler dans la région, mais aussi que rien ne s'y réglera sans lui. Et cette certitude le fait crier encore plus fort. L'Iran fait peur, parce qu'on le réduit à quelques images fortes et qu'on n'essaye pas de comprendre ce qu'est ce pays aujourd'hui. Beaucoup en Occident traitent la République islamique comme si elle était illégitime et transitoire. Pourtant, la révolution de 1979 était une révolution fondamentale.
De quoi est faite l'identité iranienne ?
C'est la synthèse oscillante de trois facteurs : le nationalisme, l'islam, et la volonté d'être un acteur de la communauté internationale. Le nationalisme est une donnée ancienne, l'Iran a été le premier Etat indépendant de la région au Ve siècle avant J.-C. L'identité islamique avec le chiisme comme religion d'Etat remonte au XVIe siècle, sous chah Abbas. Le chiisme a façonné l'Iran comme le catholicisme a marqué la France. Le dernier facteur, c'est l'aspiration internationale, au sens de progrès scientifique, d'échanges. L'Iran a été le premier pays de la région où du pétrole a été trouvé en 1908, mais il est resté en marge de la révolution industrielle. Il y a trente ans, tout ce qui était novateur, scientifique, venait d'Occident, les physiciens étaient formés en France. A présent, ils sont formés en Iran. Il y a 2 300 000 étudiants, ils étaient 170 000 à la fin du chah Reza Pahlavi. Malgré l'image rétrograde qu'il projette, Ahmadinejad lui-même est ingénieur. En matière de technologie, les Iraniens ne veulent plus être de simples consommateurs de produits américains et français, mais des partenaires. Le pays a un potentiel de modernité étonnant et les moyens de participer à la mondialisation. D'où ce désir de s'intégrer à la vie du XXIe siècle.
C'est de là que vient le consensus unanime en Iran sur la recherche nucléaire ?
Je le pense. Personnellement je n'ai pas d'information confirmant ou non un programme militaire. Ce qui est évident, c'est que l'Iran, quel que soit à l'avenir son régime politique, aura la capacité scientifique de produire, s'il le souhaite, une arme nucléaire, comme le Japon ou l'Allemagne. C'est pour cela qu'il faut le prendre au sérieux. Il faut exiger qu'il tienne ses engagements mais aussi bénéficie de ses droits. Il y a une composante nationaliste évidente là derrière : chercher à acquérir une technologie autonome pour défendre éventuellement la patrie, c'est quasiment du gaullisme. Il y a aussi un défi scientifique. Voilà un pays sous embargo qui a réussi à enrichir de l'uranium à 4 %. C'est un brevet de modernité, dont même les Iraniens réfugiés aux Etats-Unis, qui vomissent Ahmadinejad et sont contre la bombe, sont fiers. Ensuite, il y a la récupération politique par le gouvernement et sa façon de négocier qui divise les Iraniens.
Le jeu politique consiste ainsi à gérer les tensions entre ces composantes de l'identité iranienne ? En grande partie. Le chah Mohammad Reza Pahlavi a voulu marginaliser le chiisme. C'est une des raisons de sa chute en 1979. Plus tard, le président réformateur Mohammad Khatami, bien que religieux, a échoué, lui, pour avoir malmené les gardiens du dogme. Après huit ans d'une guerre avec l'Irak (1980-1988) qui combinait le côté patriotique et islamique, l'Iran voulait s'ouvrir à l'international. En 1997, le premier discours de politique étrangère de Khatami s'adressait "au peuple américain". Mais malgré le soutien de la grande majorité de la société civile, le mouvement réformateur a été paralysé par la double opposition du Guide Ali Khamenei, gardien du dogme, et des neocons américains qui voulaient un changement de régime et non juste des réformes en Iran.
Le mot réformateur est ambigu... Khatami voulait infléchir la politique, pas changer le régime. Même s'ils critiquent le gouvernement et le régime, l'immense majorité des Iraniens et les partis politiques ne veulent pas d'une autre révolution. Je suis étonné quand des élus à Paris ou Bruxelles me demandent les chances en Iran du fils du chah ou des Moudjahidins, ces opposants de gauche qui ont viré à la secte politique et se sont discrédités en combattant auprès de Saddam Hussein. Ils ne représentent rien. C'est comme si on s'interrogeait sur les chances du comte de Paris en France ou des Khmers rouges au Cambodge... La société iranienne a subi une évolution profonde et durable depuis 1979. Toute une génération n'a connu que ce bain islamo-nationaliste. Une classe moyenne s'est créée. L'Iranienne d'aujourd'hui est fille de gardien de la révolution. Elle a un BTS de chimie et a épousé le commerçant du coin. Que veut-elle ? Sa place dans la société et un retour dans sa vie de la richesse du pays. Elle connaît le monde à travers Internet et sent que son pays doit s'ouvrir. Face à l'essor de cette société qui avance toujours plus, le pouvoir, paniqué, tente de l'étouffer sous la répression.
On voit aussi émerger une nouvelle génération de politiciens... Ces jeunes qui avaient 20 ans à la révolution et ont connu la guerre en ont aujourd'hui 45-50. Ce sont des laïques, bons musulmans. Beaucoup viennent des anciens gardiens de la révolution (pasdarans), l'armée idéologique, ou des bassidjis, les milices volontaires. Leur arrivée dans la vie politique n'est pas une militarisation en soi, c'est normal dans un pays où des millions de jeunes se sont battus. Ils ont différentes approches. Ahmadinejad vient des bassidjis et représente les 20 % d'Iraniens traditionnels et conservateurs qui, même lorsqu'il s'agit de goudronner une route, disent agir pour la venue du Mahdi (Messie). Pour eux, le martyre est une réponse politique aux problèmes internationaux de l'Iran et tout ce qui est occidental est hostile
Pourquoi le Guide a-t-il soutenu Ahmadinejad à la présidentielle de 2005 ?
En fait, le Guide a voulu porter au pouvoir la nouvelle génération des "fils de la révolution", fidèles aux principes de la République, mais capables de mettre fin à l'isolement du pays. Ahmadinejad paraissait le candidat le plus docile. Il faisait contrepoint à la phase khatamiste dont la politique d'ouverture était allée, de l'avis du Guide, trop vite, et trop loin. Or, Ahmadinejad a tout bloqué avec ses agressions verbales et sa méfiance vis-à-vis de l'extérieur. Le constat est accablant. L'économie va très mal et le pays est encerclé par la présence militaire américaine en Irak, en Afghanistan et dans le golfe Persique. Malgré sa richesse en gaz et en pétrole, l'Iran a besoin de 15 milliards de dollars par an pour maintenir les exportations. Au lieu d'investir, le gouvernement populiste d'Ahmadinejad distribue l'argent du pétrole. Le reste de ses exportations se réduit aux tapis et aux pistaches, comme au XVIe siècle. Alors, ces anciens combattants qui ont rêvé d'un Iran islamique fort se sentent floués par les mollahs qui ont laissé aller les choses et par Ahmadinejad, qui a isolé un peu plus le pays. Certains convaincus, surtout depuis les sanctions, que si rien ne change, l'Iran n'a pas d'avenir, tentent une troisième voie entre réformateurs et conservateurs.
Quel est le but de cette troisième voie ?
Etablir un Iran moderne sans perdre son identité. Ils ont compris l'erreur de Khatami : hors du Guide, point de salut. Rangés sous sa bannière ils défendent les valeurs fondamentales. Plus que conservateurs, ils se disent "fondamentalistes" "osulgaran", d'"osul", le fondement. Ce n'est pas un parti, mais des personnalités comme Ali Larijani, l'ex-négociateur du dossier nucléaire, ou Mohsen Rezaï, chef des pasdarans durant la guerre. Le plus marquant est le maire de Téhéran, Mohammad-Bagher Qalibaf. Candidat malheureux en 2005 à la présidence, il se présentera sans doute en 2009. A 23 ans, sur le front, il commandait 15 000 hommes à la bataille de Khoramchahr. C'est un Bonaparte iranien, avec une vision dynamique des relations avec l'étranger. Il s'est rendu cette année à Davos. Il veut rallier les classes moyennes, sortir l'Iran du désastre économique, lui rendre une crédibilité. Face à Ahmadinejad, des accords sont possibles entre lui, les réformateurs et les pragmatiques de l'ancien président Rafsandjani.
La suprématie du religieux sur le politique en Iran ne bloque-t-elle pas le jeu ?
Tout est mêlé, tout le monde contrôle tout le monde. Il y a des débats très vifs au Parlement, et en même temps, on l'a vu aux législatives, en mars, les rouages de contrôle religieux sélectionnent les candidats en amont. Le Guide, en haut de la pyramide n'est pas un dictateur pour autant. Son rôle de gardien du dogme, c'est de dire "non". Pas d'imprimer sa propre ligne, juste d'indiquer les limites du possible. Parfois, ses choix semblent contradictoires, en fait, c'est un arbitre. Et en ce moment, il cherche qui est porteur d'avenir parmi ces clans qui se déchirent. En attendant, le système, bloqué, a des aspects despotiques terribles. Certains songent à le changer de l'intérieur. De grands intellectuels religieux comme Mohsen Kadivar estiment même qu'il faut remettre l'islam à sa place, celle d'un idéal philosophique et spirituel car cet islam politique exacerbé n'est bon ni pour la religion ni pour la société. Une société dans laquelle les jeunes, notamment les femmes, majoritaires à l'université, étouffent. D'autres tombent dans la drogue.
C'est pourquoi, je crois qu'il faut oser parler avec l'Iran. Il faut le faire participer à ce bain de valeurs universelles qui irrigue le reste du monde. Mais sans imposer un modèle extérieur. Le Prix Nobel de la paix, Shirin Ebadi, est un bon exemple : elle défend les droits de l'homme, mais ne renie ni sa culture ni sa religion. Il y a d'autres Shirin Ebadi en Iran. Sur le plan politique, Qalibaf et les adeptes de la troisième voie ont peut-être une chance de faire évoluer les choses. Là encore, cela dépendra des Iraniens, mais aussi de nous Occidentaux. Et sans doute du résultat de l'élection présidentielle aux Etats-Unis.

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