mercredi 21 mai 2008

Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique!

Un collectif international de 56 chercheurs en histoire et philosophie du Moyen Age (Libération, le 30 Avril 2008)
Historiens et philosophes, nous avons lu avec stupéfaction l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim intitulé Aristote au Mont- Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne (Seuil) qui prétend démontrer que l’Europe chrétienne médiévale se serait approprié directement l’héritage grec au point de dire qu’elle «aurait suivi un cheminement identique même en l’absence de tout lien avec le monde islamique».
L’ouvrage va ainsi à contre-courant de la recherche contemporaine, qui s’est efforcée de parler de translatio studiorum et de mettre en avant la diversité des traductions, des échanges, des pensées, des disciplines, des langues. S’appuyant sur de prétendues découvertes, connues depuis longtemps, ou fausses, l’auteur propose une relecture fallacieuse des liens entre l’Occident chrétien et le monde islamique, relayée par la grande presse mais aussi par certains sites Internet extrémistes. Dès la première page, Sylvain Gouguenheim affirme que son étude porte sur la période s’étalant du VIe au XIIe siècle, ce qui écarte celle, essentielle pour l’étude de son sujet, des XIIIe et XIVe siècles. Il est alors moins difficile de prétendre que l’histoire intellectuelle et scientifique de l’Occident chrétien ne doit rien au monde islamique !
Il serait fastidieux de relever les erreurs de contenu ou de méthode que l’apparence érudite du livre pourrait masquer : Jean de Salisbury n’a pas fait œuvre de commentateur ; ce n’est pas via les traductions syriaques que ce qu’on a appelé la Logica nova (une partie de l’Organon d’Aristote) a été reçue en Occident ; enfin, et surtout, rien ne permet de penser que le célèbre Jacques de Venise, traducteur et commentateur d’importance, comme chacun le sait et l’enseigne, ait jamais mis les pieds au Mont-Saint-Michel ! Quant à la méthode, Sylvain Gouguenheim confond la présence d’un manuscrit en un lieu donné avec sa lecture, sa diffusion, sa transmission, ses usages, son commentaire, ou extrapole la connaissance du grec au haut Moyen Age à partir de quelques exemples isolés. Tout cela conduit à un exposé de seconde main qui ignore toute recherche nouvelle - notons que le titre même de son livre est emprunté à un article de Coloman Viola… paru en 1967 ! Certains éléments du livre sont certes incontestables, mais ce qui est présenté comme une révolution historiographique relève d’une parfaite banalité.
On sait depuis longtemps que les chrétiens arabes, comme Hunayn Ibn Ishaq, jouèrent un rôle décisif dans les traductions du grec au IXe siècle. De plus, contrairement aux affirmations de l’auteur, le fameux Jacques de Venise figure aussi bien dans les manuels d’histoire culturelle, comme ceux de Jacques Verger ou de Jean-Philippe Genet, que dans ceux d’histoire de la philosophie, tel celui d’Alain de Libera, la Philosophie médiévale, où l’on lit : «L’Aristote gréco-latin est acquis en deux étapes. Il y a d’abord celui de la période tardo-antique et du haut Moyen Age, l’Aristote de Boèce, puis, au XIIe siècle, les nouvelles traductions gréco-latines de Jacques de Venise.» La rhétorique du livre s’appuie sur une série de raisonnements fallacieux. Des contradictions notamment : Charlemagne est crédité d’une correction des évangiles grecs, avant que l’auteur ne rappelle plus loin qu’il sait à peine lire ; la science moderne naît tantôt au XVIe siècle, tantôt au XIIIe siècle. Le procédé du «deux poids, deux mesures» est récurrent : il reproche à Avicenne et Averroès de n’avoir pas su le grec, mais pas à Abélard ou à Thomas d’Aquin, mentionne les réactions antiscientifiques et antiphilosophiques des musulmans, alors que pour les chrétiens, toute pensée serait issue d’une foi appuyée sur la raison inspirée par Anselme - les interdictions d’Aristote, voulues par les autorités ecclésiastiques, n’ont-elles pas existé aux débuts de l’Université à Paris ? La critique des sources est dissymétrique : les chroniqueurs occidentaux sont pris au pied de la lettre, tandis que les sources arabes sont l’objet d’une hypercritique. L’auteur enfin imagine des thèses qu’aucun chercheur sérieux n’a jamais soutenues (par exemple, «que les musulmans aient volontairement transmis ce savoir antique aux chrétiens est une pure vue de l’esprit»), qu’il lui est facile de réfuter pour faire valoir l’importance de sa «révision».
Au final, des pans entiers de recherches et des sources bien connues sont effacés, afin de permettre à l’auteur de déboucher sur des thèses qui relèvent de la pure idéologie. Le christianisme serait le moteur de l’appropriation du savoir grec, ce qui reposerait sur le fait que les Evangiles ont été écrits en grec - passant sous silence le rôle de la Rome païenne. L’Europe aurait ensuite réussi à récupérer le savoir grec «par ses propres moyens». Par cette formule, le monde byzantin et les arabes chrétiens sont annexés à l’Europe, trahissant le présupposé identitaire de l’ouvrage : pour l’auteur, l’Europe éternelle s’identifie à la chrétienté, le «nous» du livre, même quand ses représentants vivent à Bagdad ou Damas. La fin du livre oppose des «civilisations» définies par la religion et la langue et ne pouvant que s’exclure mutuellement. L’ouvrage débouche alors sur un racisme culturel qui affirme que «dans une langue sémitique, le sens jaillit de l’intérieur des mots, de leurs assonances et de leurs résonances, alors que dans une langue indo-européenne, il viendra d’abord de l’agencement de la phrase, de sa structure grammaticale. […] Par sa structure, la langue arabe se prête en effet magnifiquement à la poésie […] Les différences entre les deux systèmes linguistiques sont telles qu’elles défient presque toute traduction». On n’est alors plus surpris de découvrir que Sylvain Gouguenheim dit s’inspirer de la méthode de René Marchand (page 134), auteur, proche de l’extreme droite, de Mahomet : contre-enquête (L’Echiquier, 2006, cité dans la bibliographie) et de La France en danger d’Islam : entre Jihad et Reconquista (L’Âge d’Homme, 2002), qui figure en bonne place dans les remerciements. Il confirme ainsi que sa démarche n’a rien de scientifique : elle relève d’un projet idéologique aux connotations politiques inacceptables.
lA LISTE DES SIGNATAIRES:

Cyrille Aillet, Maître de conférences (MCF), histoire de l’islam médiéval, Un. de Lyon IIEtienne Anheim, MCF, histoire médiévale, Un. de Versailles/Saint-Quentin-en-YvelinesSylvain Auroux, Directeur de recherches au CNRSLouis-Jacques Bataillon (Dominicain), Commission Léonine pour l’édition critique des œuvres de Thomas d’Aquin, comité international pour l’édition de l’Aristote latinThomas Bénatouïl, MCF, histoire de la philosophie antique, Un. de Nancy IILuca Bianchi, Centro per lo studio del pensiero filosofico del Cinquecento e del Seicento, CNR, MilanoJoël Biard, Professeur, philosophie médiévale, Un. de ToursPatrick Boucheron, MCF, histoire médiévale, Un. de Paris I, IUFJean-Patrice Boudet, Professeur, histoire médiévale, Un. d’OrléansAlain Boureau, Directeur d’études, histoire médiévale, EHESSJean-Baptiste Brenet, MCF, Philosophie médiévale, Un. de Paris X Charles Burnett, Professor, history of arabic/islamic influence in Europe, Warburg Institute, LondonPhilippe Büttgen, Chargé de recherches, CNRS, Laboratoire d’études sur les monothéismes, VillejuifIrène Caiazzo, Chargée de recherches, CNRS, Laboratoire d’études sur les monothéismes, rédactrice en chef des Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen ÂgeBarbara Cassin, Directrice de recherches au CNRS, dir. du centre Léon RobinLaurent Cesalli, Assistant scientifique, Un. de Freiburg-im-BreisgauJoël Chandelier, Ecole française de Rome (Moyen Âge)Riccardo Chiaradonna, Professore associato, filosofia antica, Università di Roma IIIJacques Chiffoleau, Directeur d’études, histoire médiévale, EHESSJacques Dalarun, Directeur de recherches, CNRS, IRHTIsabelle Draelants, Chargée de recherches, CNRS, UMR 7002, Un. de Nancy IIAnne-Marie Eddé, Directrice de recherches, CNRS, directrice de l’Institut de Recherches et d’Histoire des Textes (IRHT)Sten Ebbesen, Institut du Moyen Age Grec et Latin, CopenhagueLuc Ferrier, Ingénieur d’études, histoire médiévale, CNRS, CRH (EHESS)Kurt Flasch, Professeur émérite à l’Université de BochumChristian Förstel, Conservateur en chef de la section des manuscrits grecs, Bibliothèque Nationale de FranceDag N. Hasse, Institut für Philosophie, Lichtenberg-Professur der VolkswagenStiftungIsabelle Heullant-Donat, Professeur, histoire médiévale, Un. de ReimsDominique Iogna Prat, Directeur de recherches, histoire médiévale, CNRS, LAMOPCharles Genequand, Professeur ordinaire, philosophie arabe, Un. de GenèveJean-Philippe Genet, Professeur, histoire médiévale, Un. de Paris ICarlo Ginzburg, Professore, Scuola Normale Superiore, Pisa Christophe Grellard, MCF, Un. de Paris IBenoît Grévin, Chargé de recherches, CNRS, LAMOP.Ruedi Imbach, Professeur, philosophie médiévale, Un. de Paris IVCatherine König-Pralong, Maître assistante, philosophie médiévale, Un. de LausanneDjamel Kouloughli, Directeur de Recherches au CNRS (UMR 7597)Max Lejbowicz, Ingénieur d’études honoraire, CNRS, UMR 81 63, Univ. de Lille IIIAlain de Libera, Professeur ordinaire, Un. de Genève, Directeur d’études à l’EPHE (Ve section)John Marenbon, Professor, History of Medieval Philosophy, Trinity College, CambridgeChristopher Martin, Professor, Philosophy department, Auckland University, Visiting Fellow All Souls College, OxfordAnnliese Nef, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris IVAdriano Oliva (Dominicain), Chargé de recherches, CNRS, IRHT, Commission Léonine pour l’édition critique des œuvres de Thomas d’Aquin, comité international pour l’édition de l’Aristote latinChristophe Picard, Professeur, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris ISylvain Piron, MCF, histoire médiévale, EHESSDavid Piché, Professeur adjoint, Département de Philosophie, Univ. de Montréal Pasquale Porro, Professore ordinario di Storia della filosofia medievale, Universita di BariMarwan Rashed, Professeur, philosophie ancienne et médiévale, ENS ParisAurélien Robert, Membre de l’Ecole française de Rome (Moyen Âge)Andrea Robiglio, Phil. Seminar, Univ. Freiburg-im-Breisgau ; Irène Rosier-Catach, Directrice de recherches au CNRS (UMR 7597), Directrice d’études à l’EPHE (Ve section)Martin Rueff, MCF, Théorie littéraire et esthétique, Un. de Paris VIIJacob Schmutz, MCF, philosophie médiévale, Un. de Paris IVValérie Theis, MCF, histoire médiévale, Un. de Marne-la-ValléeMathieu Tillier, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. d’Aix-MarseilleLuisa Valente, Ricercatrice, Filosofia medievale, Università di Roma – La SapienzaDominique Valérian, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris IEric Vallet, MCF, histoire de l’islam médiéval, Un. de Paris I.

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