mardi 1 avril 2008

Figures et rôles du DIABLE dans nos sociétés.

De la grande panique sataniste qui a touché les USA et la Grande-Bretagne dans les années 1990 à l’omniprésence du Diable dans le discours des très dynamiques églises évangéliques, en passant par le regain des exorcismes effectués par les prêtres catholiques, la figure du Diable est toujours bien présente aujourd’hui en Europe. Même si la publicité use et abuse d’une image d’un Diable plus comique que dangereux, dans d’autres contextes ses représentations jouent toujours un rôle maléfique.

Il y a plus de trois cents ans, le théologien néerlandais Balthasar Bekker (1691) formula sa fameuse critique de l’image traditionnelle du Diable : il s’agissait pour lui d’une superstition « païenne », indéfendable pour tout croyant protestant sensé. Sa réfutation de la diabologie chrétienne, et de son apogée dans la croyance – mobilisée dans l’épidémie européenne de sorcellerie – selon laquelle les sorcières, possédées par lui, œuvraient avec le Diable, fut un best-seller qui provoqua approbations et contestations. Au cours du xviiie siècle, la théologie protestante progressiste évolua d’une conception qui prenait au sérieux le Diable – en tant qu’esprit personnifié – vers une notion plus abstraite du Mal. Dénoncer les croyances au Diable et aux démons comme des superstitions, devenues inacceptables pour une pensée rationnelle, faisait partie du projet plus ambitieux de désenchantement du monde.
Et pourtant, le Diable s’est montré remarquablement résistant face aux idées qui, de longue date, dans le sillage des Lumières, ont critiqué le fait de croire en son existence. Dans notre monde contemporain globalisé, Satan figure toujours dans des contextes multiples, et pourtant reliés, comprenant à la fois la culture populaire et la publicité, les films d’horreur et la musique heavy metal, les livres d’art et de photos et les expositions sur le Diable et le Mal, les imaginations et les allégations de satanisme, les rituels exorcistes des chrétiens catholiques et orthodoxes. À tout cela s’ajoute la préoccupation des Églises évangéliques charismatiques de mener la « guerre contre Satan ». La popularité durable de ce dernier exige, pour le moins, une réponse qui ne se contente pas de reprendre la critique rationaliste selon laquelle il n’existe pas. Même s’il peut être vrai, comme le suggère Charles Stewart dans sa contribution à ce numéro de Terrain, que « les sociétés ont créé une panoplie de figures surnaturelles dont elles ont ensuite perdu le contrôle [et qu’elles] sont tombées sous la coupe des produits de leur propre imagination », il est encore nécessaire de chercher, au moyen d’une ethnographie précise et minutieuse, comment de telles imaginations acquièrent une aura de vérité et sont authentifiées comme réelles. Ainsi que le soulignent les articles réunis ici, afin de comprendre la résistance tenace de ce double obscur de Dieu, il nous faut examiner de près les fondements cosmologiques qui rendent son existence et son attrait plausibles; et pointer les structures de pouvoir et d’autorité qui transmettent cette vraisemblance.
Il existe une gigantesque littérature sur Satan et la diabologie chrétienne dans les champs du folklore, de la théologie, des études religieuses et de l’histoire, au regard de laquelle, par comparaison, le Diable n’a guère suscité jusqu’à maintenant l’attention des anthropologues. Nous possédons néanmoins, en anthropologie, un corpus considérable de travaux sur les forces du Mal (Clough & Mitchell 2001; Parkin 1989). En ce qui concerne l’Afrique, mon propre terrain de recherche, on ne peut que noter le grand intérêt porté aux forces et aux pouvoirs spirituels, spécialement à la sorcellerie, ces vingt dernières années (Ashforth 2005; Comaroff & Comaroff 1999; Geschiere 1997; Kiernan 2006; Ellis & ter Haar 2004). Ce qui a d’ailleurs donné lieu à des controverses sur les dangers de l’exotisme et des représentations stéréotypées des Africains, dès lors opposés aux Occidentaux éclairés. Terence Ranger (2007), dans sa récente critique de tels travaux, plaide pour qu’on prête une attention plus grande aux cosmologies locales des forces occultes et des manières de combattre le Mal. Ce conseil est judicieux; cependant, il nous faut bien réaliser – comme le montre également ce dossier – qu’il existe, de par le monde, de nombreux exemples où les notions locales de bien et de mal sont influencées par les plus larges représentations chrétiennes du Mal élaborées autour du personnage du Diable. En effet, ainsi que je l’ai soutenu dans mon ouvrage Translating the Devil (Meyer 1999), la figure de Satan agit dans l’interface entre les notions chrétiennes dualistes de Bien et de Mal et leur appropriation locale.
Le fait que, jusqu’ici, les anthropologues aient relativement négligé le Diable – mis à part quelque exceptions notables (Taussig 1980; Stewart 1991) – peut en partie s’expliquer par le fait que, pendant longtemps, le christianisme missionnaire – principal vecteur de l’image du Diable à travers le monde – n’était pas considéré comme un centre d’intérêt approprié pour les recherches anthropologiques. Concernés au premier chef par les pratiques et les systèmes indigènes de pensée en Afrique, Asie, Océanie et Amérique latine, les anthropologues se sont abstenus de s’interroger sur les rencontres, qu’elles soient anciennes ou contemporaines, entre les missionnaires occidentaux et les populations locales, au cours desquelles fut transmise l’image de Satan. Ce n’est que depuis les années 1990 que les missions et le christianisme sont devenus un objet de recherche anthropologique sérieux (Comaroff & Comaroff 1997), plaçant enfin Satan dans son cadre. Cette attention prêtée au Diable a été considérablement renforcée par l’intérêt actuel pour la popularité phénoménale du christianisme charismatique (incluant les Églises pentecôtistes et le mouvement charismatique catholique, qui mettent tous deux fortement l’accent sur l’Esprit-Saint). Dans les Églises de ce type, comme le montrent également les contributions de Ruy Llera Blanes et de Philippe Gonzalez, on porte une grande attention au combat spirituel entre l’Esprit-Saint et Satan, qui se trouve à la tête des « forces des ténèbres ».

Mettant Satan en lumière, ce numéro de Terrain présente quelques passionnants exemples de recherches en cours autour de la figure du Diable. Il provoque, ce faisant, le désir plus que bienvenu d’explorer les mondes de l’ombre évoluant, dans différents contextes, autour de cet obscur équivalent de Dieu. Dans cette introduction, je souhaite souligner plusieurs thèmes évoqués ici, qui soulèvent de captivantes questions pour de futures recherches.
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http://terrain.revues.org/document8693.html

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