Le président tunisien n’est pas qu’un dictateur. Avec sa cinquième réélection et ses scores soviétiques, il est une caricature de despote mais Zine el-Abidine ben Ali est, aussi, la parfaite incarnation du dilemme auquel fait face le monde arabo-musulman. Le drame de ces pays est qu’il n’y a rien entre leurs mouvances islamistes et les régimes en place, autoritaires ou dictatoriaux. (...)
Atomisés, divisés, dans l’incapacité, en tout cas, d’essayer de s’unir et de former des partis sans risquer d’encourir une répression plus grande encore, ils (les démocrates, opposants politiques) ne constituent, nulle part, une alternative politique susceptible d’ouvrir de nouveaux horizons à leurs peuples. C’est ainsi que les pouvoirs en place peuvent dire «c’est eux ou nous», le statu quo ou la charia, qu’ils peuvent le faire valoir à l’intérieur de leurs frontières comme sur la scène internationale et s’assurer, par là, le double bénéfice d’une connivence occidentale et d’une acceptation, critique mais résignée, de bon nombre de leurs sujets. Tunisienne ou autres, ces dictatures se maintiennent beaucoup plus par la peur de l’islamisme que par la violence policière mais comment en est-on arrivé là ?
Arrêtons-nous, plutôt, aux années 1950, celles où la décolonisation rend une pleine souveraineté aux Etats arabes. Certains vont, alors, opter pour des régimes inspirés du bloc soviétique, parti unique et secteur public dominant la vie économique.
D’autres s’appuient, au contraire, sur l’Europe et les Etats-Unis, se revendiquent de la libre entreprise, donnent ou non des gages formels à la démocratie, mais renforcent des monarchies corrompues gérant leurs royaumes comme des biens personnels. Implacable, la logique de la guerre froide redistribue les pays décolonisés entre les deux camps qui diviseront le monde jusqu’en 1989 mais, si différents qu’ils soient, ces deux types de régime conduiront à un même échec. Dans les deux cas, tout ce qui pouvait ressembler à un embryon de force démocratique est éliminé, au nom de la révolution ou de l’anticommunisme.
Faute de contre-pouvoir, les partis uniques comme les familles royales font main basse sur la richesse nationale, surtout lorsque le sous-sol est généreux en matières premières. Dans les deux cas, enfin, ces dictatures prédatrices suscitent bientôt un rejet populaire sur lequel seuls les islamistes sont à même de capitaliser en prônant un retour à une pureté originelle, identitaire et mythifiée, celle de la religion et de l’unité musulmane, seul antidote, proclament-ils, aux connivences impies avec l’Occident «croisé» ou le communisme athée.
Ce que la guerre froide avait fait, sa fin aurait pu contribuer à le défaire mais, dans ces pays, la chute du mur de Berlin n’a guère changé la donne. Entre-temps, à tort mais c’est ainsi, les islamistes avaient vu dans l’écroulement du communisme la conséquence directe de leur contribution à sa défaite afghane ; ils en avaient conclu que la vraie foi pourrait abattre une superpuissance après l’autre, l’américaine après la soviétique ; leur fanatisme s’est renforcé de cette croyance profondément enracinée et, surtout, la révolution iranienne, le 11 Septembre et les tueries jihadistes ont désormais fait du repoussoir islamiste l’assurance-vie des régimes arabes.
Les chemins de la liberté sont encore longs pour ces pays mais il leur reste, pourtant, un espoir. Très paradoxal, il est que les islamistes arabes méditent l’exemple des islamistes turcs, qu’ils renoncent eux aussi à la violence messianique, se transforment, à leur tour, en partis «musulmans conservateurs», respectueux de l’alternance et à même de constituer autour d’eux des rassemblements traditionalistes à vocation majoritaire. Ce repositionnement pourrait, à la longue, ébranler les dictatures arabes et rassurer les Occidentaux. Ni impossible ni exaltant, ce serait un grand pas vers le changement, mais on n’y est pas encore.
Par BERNARD GUETTA Bernard Guetta est membre du conseil de surveillance de Libération.