«On ne peut effacer les siècles d'histoire (...) au cours desquels les actuels “pays de la peur” (les Occidentaux) ont dominé les actuels “pays du ressentiment”(les arabo-musulmans)».
Dans une réflexion qui nous fait traverser des siècles d'histoire européenne, Tzvetan Todorov éclaire les notions de barbarie et de civilisation, de culture et d'identité collective, pour interpréter les conflits qui opposent aujourd'hui les pays occidentaux et le reste du monde. Une magistrale leçon d'histoire et de politique - et une véritable "boîte à outils" pour décrypter les enjeux de notre temps
Commentaire d'Hubert VEDRINE, paru dans LE FIGARO du 19/09/08
L'ancien ministre des Affaires étrangères s'interroge sur cette notion de «barbares» souvent utilisée pour qualifier certains acteurs de conflits dans le monde et dont l'essayiste Tzvetan Todorov estime qu'elle est étrangère à la culture européenne.
Tzvetan Todorov voudrait que les Français, les Européens, les Occidentaux cessent d'alimenter ce fameux «choc des civilisations» qu'ils prétendent récuser, s'en libèrent, et voient au-delà. Il met tout son talent qui est grand, sa conviction qui se sent à chaque page, sa culture philosophique qui n'est jamais lourde, à exorciser cette «peur» des «Barbares» (1) qui a envahi les États-Unis, et de là l'Occident tout entier à cause, ou sous le prétexte, du 11 Septembre. Elle a conduit au manichéisme et aux amalgames simplistes de la «guerre contre la terreur», à ne voir les musulmans qu'à travers l'islam, à réduire l'islam à l'islamisme, et l'islamisme au terrorisme, à n'envisager que des réponses en force, à s'interdire toute analyse et riposte politique. Au même moment, l'analyste américain Fareed Zakaria, dans son ouvrage The Post-American World, s'étonne de voir le pays le plus puissant du monde vivre dans la peur de tout et des autres.
Todorov a beau jeu, auprès de tout lecteur de bonne foi, de démonter l'usage historiquement fantasmatique du mot «barbares» - on est toujours le barbare de quelqu'un - d'expliquer que les «identités collectives» ont certes un cœur, mais qu'elles ont toujours été mobiles et n'ont jamais cessé d'échanger et de s'enrichir mutuellement ; que la guerre des mondes, qui paraît fatale, peut être évitée, surtout si l'on sait, s'agissant de la relation incandescente Islam/Occident, «naviguer entre les écueils» .
Pour lui, l'idée européenne - qu'il évoque avec des accents inspirés proches de Jorge Semprun, de Bronislaw Geremek jusqu'à sa mort, et d'Elie Barnavi encore récemment - contient l'antidote à toutes ces dichotomies dangereuses. Elle est fondée sur l'acceptation de la pluralité, non comme un héritage historique handicapant qu'on se résigne à assumer, mais comme un principe politique d'avenir et un atout.
(...)
À ses yeux, «le préalable serait que les élites occidentales cessent de se considérer comme une incarnation du droit, de la vertu et de l'universalité (…) et de se mettre au-dessus des lois et des jugements des autres». Mais cela leur est consubstantiel ! «Le droit d'ingérence militaire, insiste-t-il, risque de faire percevoir les idéaux défendus par les Occidentaux - liberté, égalité, laïcité, droits de l'homme - comme un camouflage commode de leur volonté de puissance, et donc, de les déconsidérer.» Au contraire, recommande-t-il, «pour que la population musulmane des pays (arabes) puisse tourner son attention vers les causes internes de ses déboires, il faut supprimer les causes externes les plus voyantes - celles dont l'Occident est responsable». Et de citer la Palestine, l'Irak, l'Iran, l'Afghanistan. (cf "LA HAINE DE l'OCCIDENT, de Jean Ziegler, 2008)
Même si les réalistes républicains et démocrates essaient de repenser une politique étrangère américaine après les fiascos de l'Administration Bush, pourront-ils aller jusqu'à une telle remise en cause des a priori américains à l'heure où le monde émergent défie la Rome occidentale ? Cela supposerait au moins un rapport Baker-Hamilton pour l'ensemble de la région, pour dire comment réintégrer les réalités et traiter avec tous les «barbares». (chose que le gouvernement français vient d'admettre, alors qeu les Britaniques le font depuis longtemps, en Afghanistan avec les talibans par la voix de M Kouchner et qui contredit les leçons de morale de M Sarkozy).
Quant à la réponse européenne, Todorov a le courage de le reconnaître : même pensée comme une force, la pluralité ne suffit pas. L'angélisme qui consiste à projeter la situation de l'Europe sur le reste du monde est «inadéquat». L'Europe doit devenir une «puissance tranquille». Elle ne peut exclure par principe le recours à la force armée. Todorov est donc plus réaliste que ceux qui rêvent d'une Europe se contentant de son «soft power» (ses normes, son aide, ses conditionnalités, ses discours) et rayonnerait par son exemple démocratique et celui de son modèle social. Reste à en convaincre les Européens. Peut-être l'été 2008 aura-t-il descillé les yeux de beaucoup sur la réalité du monde, bien loin encore de constituer une «communauté internationale» ?
Note de l'éditeur:
"Le choc des civilisations, ce serait : les démocraties occidentales d'un côté, l'Islam de l'autre. Deux mondes, figés dans leurs différences historiques, culturelles, religieuses, et de ce fait voués au conflit. Face à la menace, plus de place pour le dialogue ou pour le mélange. Et pas d'autre alternative que la "fermeté". Voire la guerre. Par tous les moyens. Peut-on vraiment s'assurer, lorsque l'on raisonne ainsi, que la barbarie et la civilisation continueront de se trouver du côté que l'on croit ? S'il est impératif de défendre la démocratie, il est aussi crucial de ne pas se laisser dominer par la peur et entraîner dans des réactions abusives. Car l'Histoire nous l'enseigne : le remède peut être pire que le mal." T.T.
"Le choc des civilisations, ce serait : les démocraties occidentales d'un côté, l'Islam de l'autre. Deux mondes, figés dans leurs différences historiques, culturelles, religieuses, et de ce fait voués au conflit. Face à la menace, plus de place pour le dialogue ou pour le mélange. Et pas d'autre alternative que la "fermeté". Voire la guerre. Par tous les moyens. Peut-on vraiment s'assurer, lorsque l'on raisonne ainsi, que la barbarie et la civilisation continueront de se trouver du côté que l'on croit ? S'il est impératif de défendre la démocratie, il est aussi crucial de ne pas se laisser dominer par la peur et entraîner dans des réactions abusives. Car l'Histoire nous l'enseigne : le remède peut être pire que le mal." T.T.
Dans une réflexion qui nous fait traverser des siècles d'histoire européenne, Tzvetan Todorov éclaire les notions de barbarie et de civilisation, de culture et d'identité collective, pour interpréter les conflits qui opposent aujourd'hui les pays occidentaux et le reste du monde. Une magistrale leçon d'histoire et de politique - et une véritable "boîte à outils" pour décrypter les enjeux de notre temps
Commentaire d'Hubert VEDRINE, paru dans LE FIGARO du 19/09/08
L'ancien ministre des Affaires étrangères s'interroge sur cette notion de «barbares» souvent utilisée pour qualifier certains acteurs de conflits dans le monde et dont l'essayiste Tzvetan Todorov estime qu'elle est étrangère à la culture européenne.
Tzvetan Todorov voudrait que les Français, les Européens, les Occidentaux cessent d'alimenter ce fameux «choc des civilisations» qu'ils prétendent récuser, s'en libèrent, et voient au-delà. Il met tout son talent qui est grand, sa conviction qui se sent à chaque page, sa culture philosophique qui n'est jamais lourde, à exorciser cette «peur» des «Barbares» (1) qui a envahi les États-Unis, et de là l'Occident tout entier à cause, ou sous le prétexte, du 11 Septembre. Elle a conduit au manichéisme et aux amalgames simplistes de la «guerre contre la terreur», à ne voir les musulmans qu'à travers l'islam, à réduire l'islam à l'islamisme, et l'islamisme au terrorisme, à n'envisager que des réponses en force, à s'interdire toute analyse et riposte politique. Au même moment, l'analyste américain Fareed Zakaria, dans son ouvrage The Post-American World, s'étonne de voir le pays le plus puissant du monde vivre dans la peur de tout et des autres.
Todorov a beau jeu, auprès de tout lecteur de bonne foi, de démonter l'usage historiquement fantasmatique du mot «barbares» - on est toujours le barbare de quelqu'un - d'expliquer que les «identités collectives» ont certes un cœur, mais qu'elles ont toujours été mobiles et n'ont jamais cessé d'échanger et de s'enrichir mutuellement ; que la guerre des mondes, qui paraît fatale, peut être évitée, surtout si l'on sait, s'agissant de la relation incandescente Islam/Occident, «naviguer entre les écueils» .
Pour lui, l'idée européenne - qu'il évoque avec des accents inspirés proches de Jorge Semprun, de Bronislaw Geremek jusqu'à sa mort, et d'Elie Barnavi encore récemment - contient l'antidote à toutes ces dichotomies dangereuses. Elle est fondée sur l'acceptation de la pluralité, non comme un héritage historique handicapant qu'on se résigne à assumer, mais comme un principe politique d'avenir et un atout.
(...)
À ses yeux, «le préalable serait que les élites occidentales cessent de se considérer comme une incarnation du droit, de la vertu et de l'universalité (…) et de se mettre au-dessus des lois et des jugements des autres». Mais cela leur est consubstantiel ! «Le droit d'ingérence militaire, insiste-t-il, risque de faire percevoir les idéaux défendus par les Occidentaux - liberté, égalité, laïcité, droits de l'homme - comme un camouflage commode de leur volonté de puissance, et donc, de les déconsidérer.» Au contraire, recommande-t-il, «pour que la population musulmane des pays (arabes) puisse tourner son attention vers les causes internes de ses déboires, il faut supprimer les causes externes les plus voyantes - celles dont l'Occident est responsable». Et de citer la Palestine, l'Irak, l'Iran, l'Afghanistan. (cf "LA HAINE DE l'OCCIDENT, de Jean Ziegler, 2008)
Même si les réalistes républicains et démocrates essaient de repenser une politique étrangère américaine après les fiascos de l'Administration Bush, pourront-ils aller jusqu'à une telle remise en cause des a priori américains à l'heure où le monde émergent défie la Rome occidentale ? Cela supposerait au moins un rapport Baker-Hamilton pour l'ensemble de la région, pour dire comment réintégrer les réalités et traiter avec tous les «barbares». (chose que le gouvernement français vient d'admettre, alors qeu les Britaniques le font depuis longtemps, en Afghanistan avec les talibans par la voix de M Kouchner et qui contredit les leçons de morale de M Sarkozy).
Quant à la réponse européenne, Todorov a le courage de le reconnaître : même pensée comme une force, la pluralité ne suffit pas. L'angélisme qui consiste à projeter la situation de l'Europe sur le reste du monde est «inadéquat». L'Europe doit devenir une «puissance tranquille». Elle ne peut exclure par principe le recours à la force armée. Todorov est donc plus réaliste que ceux qui rêvent d'une Europe se contentant de son «soft power» (ses normes, son aide, ses conditionnalités, ses discours) et rayonnerait par son exemple démocratique et celui de son modèle social. Reste à en convaincre les Européens. Peut-être l'été 2008 aura-t-il descillé les yeux de beaucoup sur la réalité du monde, bien loin encore de constituer une «communauté internationale» ?
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